Marco Morosini, chercheur en développement durable à l'Ecole polytechnique fédérale de Zuric (Le Monde)
Le  Japon est peut-être le seul pays capable de transformer – bien malgré  lui – une catastrophe industrielle en un boomerang revenant dans le  figure des prophètes des  mégatechnologies. Il n'est donc pas improbable  que  le tragique tremblement de terre japonais – comme celui de  Lisbonne en 1755 – ébranle la foi de ceux qui pensent vivre dans le  meilleur des mondes (technologiques) possibles.
Celui qui se retrouve au bord de la catastrophe nucléaire, ce n'est  pas un pays dysfonctionnel et approximatif mais un pays qui a envahi le  monde avec des produits technologiques parfaits (les inventeurs du "zero  défaut") et des voitures qui ont la plus faible proportion de pannes,  le pays avec la plus grande connaissance des tremblements de terre et de  tsunamis et avec la plus haute compétence antisismique, le pays avec le  nombre le plus élevé de réacteurs nucléaires par habitant (après la  France) et la plus ample expérience dans les dommages nucléaires. Donc,  beaucoup de gens se demandent : si les meilleurs techniciens du monde ne  savent pas contrôler leurs réacteurs, pourquoi devrions-nous croire à  ceux qui nous promettent que d'autres seraient capable de le faire ?
Avec le bon sens dont certains experts semblent pouvoir se passer,  certaines catastrophes technologiques et économiques semblent faciles à  comprendre par la suite. Prenons par exemple le Concorde,  l'avion passager supersonique qui est maintenant dans un musée. Dans  l'an 2000 il aurait dû être l'avion le plus vendu au monde, disaient les  fabricants. Aujourd'hui, il semble bizarre que tant de techniciens  aient cru que dans un monde où les coûts et les effets climatiques du  pétrole sont de plus en plus grands, on aurait pu vendre des centaines  d'avions supersoniques qui consomment et polluent le triple des autres.  Ou prenons  les "tours jumelles". Selon leur concepteur elles auraient  dû résister à l'impact mécanique d'un jumbo-jet ; en fait, le  11-Septembre ce n'est pas  l'impact qui les a fait effondrer mais plutôt  le stress thermique du kérosène incendié – que le concepteur n'avait  pas calculé.
A Fukushima peut-être que cela a été pareil : les ingénieurs avaient  pensé à de nombreuses hypothèses – mais pas à toutes. Les experts du  risque le confirmeraient : avec les mégatechnologies la possibilité de  l'événement le plus adverse est bien réelle, mais sa probabilité est si  faible que certains d'entre eux disent au grand public qu'elle est  "pratiquement" nulle, que les centrales atomiques "sont sûres". Or si  c'était vraiment le cas, les compagnies d'assurance se battraient pour  pouvoir assurer un risque, où il y aurait seulement à gagner et  "certainement" rien à perdre. La réalité est bien différente.
En Suisse par exemple chaque centrale est assurée pour un maximum de 1  milliard de francs, contre une perte possible de 100 milliards, estimés  par l'Office fédéral de la protection civile. Un projet de loi du "vert  libéral" Martin Baeumle vise à introduire une assurance obligatoire  pour dégâts de 500 milliards, ce qui conduirait à des augmentations de 5  à 50 centimes par kWh (ce denier coûte maintenant 20 centimes). En  Allemagne, le maximum de dommages couvert est de 2,5 milliards d'euros  par centrale, par rapport à un maximum de dégâts de 5 500 milliards  estimé par des études fédérales. D'autres estimations parviennent à 11  000 milliards d'euros. C'est pourquoi un groupe d'organisations collecte  des signatures en Allemagne pour introduire une vraie assurance  obligatoire.
UN SIGNAL FORT DU MARCHÉ DE L'ASSURANCE
Selon ces chiffres, les centrales nucléaires, contrairement à la  moindre mobylette, fonctionnent presque sans assurance. Il est  intéressant de noter que si pour certaines élites, "le marché doit tout  diriger", lorsqu'il s'agit des risques atomiques les mêmes ignorent le  signal fort et clair du marché de l'assurance – qui généralement est en  mesure de mettre un prix sur tout.
Constatons aussi que dans le cas des risques atomiques, les réponses  des assureurs et du philosophe sont similaires. Le fait n'est pas que  les assureurs calculent une prime trop élevée pour les centrales  atomiques. Le fait est tout simplement qu'ils n'assument pas ce risque.  Et ce à aucun prix. Normalement le prix pour couvrir un risque est basé  sur la multiplication du montant maximum de dégâts par la probabilité  qu'il se produise. Mais là où le dommage est irréparable et  incalculable, le fait que sa probabilité supposée soit d'un millionième  ou bien d'un milliardième, cela ne change en rien.
Lorsque le risque est la perte totale, il ne peut tout simplement pas  être pris en charge. Dans l'âge des mégarisques il est donc sage de  s'orienter vers la "heuristique de la peur", qui donne la préférence à  considérer l'hypothèse la plus défavorables, quelle que soit sa  probabilité, quand elle se réfère à une perte inacceptable. C'est bien  là le message central du philosophe Hans Jonas, dans son ouvrage classique Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique  (Flammarion, 1979), trop souvent caricaturé en France en mettant à  toutes les sauces le principe de précaution, depuis son entrée dans la  Constitution.
"To-cheap-to-meter" (trop-bon-marché-pour-être-mesurée)  disaient  il y a quarante ans les prophètes de l'électricité atomique,  en promettant la disparition des compteurs électriques de nos maisons.  "Trop chère payée" semble être le message qui vient du Japon.
 
 
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