6.4.11

Nous ne vivons pas dans le meilleur des mondes (technologiques)

Marco Morosini, chercheur en développement durable à l'Ecole polytechnique fédérale de Zuric (Le Monde)

Le Japon est peut-être le seul pays capable de transformer – bien malgré lui – une catastrophe industrielle en un boomerang revenant dans le figure des prophètes des mégatechnologies. Il n'est donc pas improbable que le tragique tremblement de terre japonais – comme celui de Lisbonne en 1755 – ébranle la foi de ceux qui pensent vivre dans le meilleur des mondes (technologiques) possibles.

Celui qui se retrouve au bord de la catastrophe nucléaire, ce n'est pas un pays dysfonctionnel et approximatif mais un pays qui a envahi le monde avec des produits technologiques parfaits (les inventeurs du "zero défaut") et des voitures qui ont la plus faible proportion de pannes, le pays avec la plus grande connaissance des tremblements de terre et de tsunamis et avec la plus haute compétence antisismique, le pays avec le nombre le plus élevé de réacteurs nucléaires par habitant (après la France) et la plus ample expérience dans les dommages nucléaires. Donc, beaucoup de gens se demandent : si les meilleurs techniciens du monde ne savent pas contrôler leurs réacteurs, pourquoi devrions-nous croire à ceux qui nous promettent que d'autres seraient capable de le faire ?
Avec le bon sens dont certains experts semblent pouvoir se passer, certaines catastrophes technologiques et économiques semblent faciles à comprendre par la suite. Prenons par exemple le Concorde, l'avion passager supersonique qui est maintenant dans un musée. Dans l'an 2000 il aurait dû être l'avion le plus vendu au monde, disaient les fabricants. Aujourd'hui, il semble bizarre que tant de techniciens aient cru que dans un monde où les coûts et les effets climatiques du pétrole sont de plus en plus grands, on aurait pu vendre des centaines d'avions supersoniques qui consomment et polluent le triple des autres. Ou prenons les "tours jumelles". Selon leur concepteur elles auraient dû résister à l'impact mécanique d'un jumbo-jet ; en fait, le 11-Septembre ce n'est pas l'impact qui les a fait effondrer mais plutôt le stress thermique du kérosène incendié – que le concepteur n'avait pas calculé.
A Fukushima peut-être que cela a été pareil : les ingénieurs avaient pensé à de nombreuses hypothèses – mais pas à toutes. Les experts du risque le confirmeraient : avec les mégatechnologies la possibilité de l'événement le plus adverse est bien réelle, mais sa probabilité est si faible que certains d'entre eux disent au grand public qu'elle est "pratiquement" nulle, que les centrales atomiques "sont sûres". Or si c'était vraiment le cas, les compagnies d'assurance se battraient pour pouvoir assurer un risque, où il y aurait seulement à gagner et "certainement" rien à perdre. La réalité est bien différente.
En Suisse par exemple chaque centrale est assurée pour un maximum de 1 milliard de francs, contre une perte possible de 100 milliards, estimés par l'Office fédéral de la protection civile. Un projet de loi du "vert libéral" Martin Baeumle vise à introduire une assurance obligatoire pour dégâts de 500 milliards, ce qui conduirait à des augmentations de 5 à 50 centimes par kWh (ce denier coûte maintenant 20 centimes). En Allemagne, le maximum de dommages couvert est de 2,5 milliards d'euros par centrale, par rapport à un maximum de dégâts de 5 500 milliards estimé par des études fédérales. D'autres estimations parviennent à 11 000 milliards d'euros. C'est pourquoi un groupe d'organisations collecte des signatures en Allemagne pour introduire une vraie assurance obligatoire.

UN SIGNAL FORT DU MARCHÉ DE L'ASSURANCE
Selon ces chiffres, les centrales nucléaires, contrairement à la moindre mobylette, fonctionnent presque sans assurance. Il est intéressant de noter que si pour certaines élites, "le marché doit tout diriger", lorsqu'il s'agit des risques atomiques les mêmes ignorent le signal fort et clair du marché de l'assurance – qui généralement est en mesure de mettre un prix sur tout.
Constatons aussi que dans le cas des risques atomiques, les réponses des assureurs et du philosophe sont similaires. Le fait n'est pas que les assureurs calculent une prime trop élevée pour les centrales atomiques. Le fait est tout simplement qu'ils n'assument pas ce risque. Et ce à aucun prix. Normalement le prix pour couvrir un risque est basé sur la multiplication du montant maximum de dégâts par la probabilité qu'il se produise. Mais là où le dommage est irréparable et incalculable, le fait que sa probabilité supposée soit d'un millionième ou bien d'un milliardième, cela ne change en rien.
Lorsque le risque est la perte totale, il ne peut tout simplement pas être pris en charge. Dans l'âge des mégarisques il est donc sage de s'orienter vers la "heuristique de la peur", qui donne la préférence à considérer l'hypothèse la plus défavorables, quelle que soit sa probabilité, quand elle se réfère à une perte inacceptable. C'est bien là le message central du philosophe Hans Jonas, dans son ouvrage classique Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique (Flammarion, 1979), trop souvent caricaturé en France en mettant à toutes les sauces le principe de précaution, depuis son entrée dans la Constitution.
"To-cheap-to-meter" (trop-bon-marché-pour-être-mesurée) disaient il y a quarante ans les prophètes de l'électricité atomique, en promettant la disparition des compteurs électriques de nos maisons. "Trop chère payée" semble être le message qui vient du Japon.

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